Cendrillon et cendrillon

Dans sa remarquable étude sur les contes de fées, B. Bettelheim montre qu’il existe deux versions de Cendrillon, « le plus populaire des contes de fées » : la version traditionnelle, dont il dit remonter la trace jusqu’au VIIIème siècle en Chine impériale (dynastie Tang) et la version courtisane, dont il n’existe qu’un seul et unique représentant, chez Charles Perrault. À dire vrai, cette dernière version est si exceptionnelle dans le traitement de son sujet que ça n’est qu’au titre des contresens dont elle est, heureusement, le seul exemple qu’elle a droit à la citation de l’auteur.

Selon Bettelheim, le sujet traité par le conte est la « rivalité fraternelle », en l’espèce celle qui oppose Cendrillon à ses deux sœurs. Mais, ajoute l’auteur, ce thème de la « rivalité fraternelle » s’élargit de lui-même aux frères et sœurs, ainsi qu’aux filles uniques, tant il est vrai, dit-il, que nul ne saurait échapper à cette épreuve au cours du cheminement qui le conduit à la maturité. Une première remarque s’impose ici puisque c’est à peine si la féminité de l’héroïne y est prise en considération. Ainsi une même idée sera-t-elle supposée embrasser des situations aussi diverses que la rivalité des frères et sœurs relativement à l’amour de leurs parents, père et mère confondus, celle, d’une cruauté sans égal, qui résulte de la manière dont les enfants structurent leurs groupes à travers l’amour d’un ou d’une leader, celle encore, proprement sexuelle, dans laquelle filles et garçons se débattent dès l’adolescence, celle enfin que la vie sociale réserve à tout un chacun et qui accompagnera son existence jusqu’à la fin de ses jours.

Une seconde remarque s’impose. En lui-même le thème de la rivalité paraît appeler différents angles d’approche, tels la concurrence, la compétition, la jalousie, les deux premières faisant appel à l’ambition à quoi la troisième adjoint un élément supplémentaire qui tient de l’envie. Mais ceci n’est pas l’affaire de Bettelheim. On pourrait dire de sa Cendrillon que son ambition la mène à devoir affronter la jalousie de ses semblables, dont elle triomphera à coup sûr, à condition de ne pas devenir elle-même jalouse. De quoi une force mystérieuse semble la préserver tout au long de l’épreuve qu’elle traverse, la soutenant d’un « processus intérieur » auquel Cendrillon paraît n’avoir d’autre choix que de se confier, répétant celui pour lequel elle avait opté dès sa plus tendre enfance dans le conflit qui l’habitait entre une supposée méfiance fondamentale et sa « confiance foncière », selon la terminologie que Bettelheim emprunte à Erik Erikson.

Ainsi son ambition s’accomplit-elle à la faveur d’une sorte de parenthèse enchantée dont elle s’éveillera au lit du Prince qui n’attendait qu’elle, forte d’une détermination qu’elle appliquera maintenant à délivrer celui-ci de l’angoisse de castration qui bridait ses élans. On notera, en dehors du caractère un peu grotesque d’un happy end évoquant irrésistiblement le Gotlib de L’écho des savanes, qu’à aucun moment Cendrillon n’aura rencontré de rivale un peu sérieuse, c’est-à-dire réelle. C’est la belle aventure du moi idéal de Cendrillon qu’on nous sert, triomphant de la jalousie de ses sœurs. Mais l’aventure du moi idéal dans les épreuves de la rivalité comporte un risque sur lequel Bettelheim étend son voile de pudeur. En effet, appliqué à la situation de rivalité réelle l’invention du mythe de la confiance foncière risque fort de se retourner contre celle qui y adhère. Que surgisse le soupçon de tous les avantages que la rivale tirerait de la fortune qu’on lui suppose (en regard de celle qu’on n’a pas), d’un rang de naissance lui assurant, qui sait, une notoriété qui en impose (soi-même ne pouvant rien exhiber de tel) : alors Cendrillon s’éveille en sueur au beau milieu d’un rêve qui virait à l’angoisse. C’est à peu près ce qui arrive à la Cendrillon de Perrault sur les douze coups de minuit. C’est à l’angoisse de Cendrillon que Perrault fait une place, et c’est ce dont Bettelheim ne veut pas entendre parler : il refuse d’accompagner Cendrillon là où l’angoisse lui fait signe. Un comble. D’où l’attaque que Bettelheim réserve à Perrault, assisté dans sa charge par Marc Soriano, auteur des Contes de Perrault, culture savante et traditions populaires.

Si Cendrillon n’est pas Phèdre, il n’empêche cependant que grâce à Perrault un peu de vérité s’introduit dans l’histoire, et je comprends mal l’acharnement qu’un psychanalyste, supposé à la tâche de réconcilier rêve et réalité, met à nous en détourner, la recouvrant d’une psychomythologie qui ne pourrait que jouer les plus mauvais tours à qui jugerait bon de s’y abandonner, et qui devient attristante lorsqu’on voit un psychanalyste s’y accrocher.

Bettelheim :

« L’ironie résulte en partie de pensées inconscientes ; et si les détails inventés par Perrault ont été largement acceptés, c’est parce qu’ils ont touché la corde sensible chez l’auditeur. Perrault n’a pas pu ne pas voir les messages évidents de “Cendrillon” : qu’il faut se tenir à ce qu’il y a de meilleur dans son passé, qu’il faut cultiver son propre sens de la moralité, qu’il faut être fidèle à ses propres valeurs, malgré l’adversité. On peut donc conclure que, pour se défendre, il est resté volontairement sourd à ces messages. Son ironie affaiblit la leçon de l’histoire qui veut que nous nous transformions grâce à un processus intérieur. Il ridiculise l’idée que nous pouvons transformer les humbles conditions de notre existence extérieure en luttant pour atteindre des objectifs élevés ».

 

Qu’on se le dise : les affèteries de Perrault trahissent un esprit courtisan qui n’a pas sa place dans la culture populaire ! Mais la vérité n’est-elle pas plutôt qu’au titre de la culture populaire dont ils distillent si savamment les mérites nos auteurs, Bettelheim et Soriano, souhaitaient récupérer pour une culture bourgeoise qui prenait du plomb dans l’aile le prestige d’une culture de cour que Perrault traitait déjà avec toute l’ironie qu’elle mérite ? Cette ironie, toute désolante qu’elle soit, paraît inévitable ; et pour ne pas s’y exposer soi-même plus que de raison, plutôt commencer par éviter de se la jouer sous les allures du moi idéal indifférent aux vicissitudes de l’existence réelle.

Certes, l’idéal d’une ambition qui s’évite les rabaissements de la jalousie permet d’écrire de belles histoires, ce qui n’a pas échappé aux scénaristes de Hollywood, quitte à concocter pour leur héroïne le destin tragicomique de La comtesse aux pieds nus (l’ironie sévit-elle aussi en Amérique ?) Mais l’erreur serait de faire de déni vertu : épreuve il y a, elle rabaisse qui s’y trouve exposée (sans quoi ce ne serait pas une épreuve) mais finit par élever qui condescend à y revenir, condition pour s’en détacher. L’envie qui alimente la jalousie, si elle manque de noblesse, en a pourtant les lettres : c’est St Augustin disant l’invidia devant son conlactaneum, dont Lacan fit hommage à Mme Duras, c’est Proust glosant autour de l’allégorie de Giotto et derrière, tout Albertine, parmi tant d’autres.