Transfert et psychanalyse

D’un médecin on attend beaucoup – et si les médecins et la médecine sont tant critiqués, c’est d’abord qu’en regard de cette attente ils déçoivent.   
L’attente se décline de différentes façons : guérison d’une maladie, soulagement d’une souffrance, réparation d’un dommage corporel ou psychologique ; lorsqu’il s’agit d’un psychiatre, maîtrise des émotions à travers une sorte de direction de conscience dont le patient attend tout et son contraire : levée des inhibitions sociales, sexuelles, restauration d’une image de soi bien souvent en piteux état. 
Dans tous les cas le projet thérapeutique est investi d’un immense espoir, qui porte à la surestimation du pouvoir qu’on prête au médecin. La situation paraît en tout point comparable à celle présidant à la consultation d’un guérisseur crédité d’un pouvoir magique. Qu’on vienne trouver un médecin sur la base de la formation scientifique dont celui-ci se réclame, la dimension affective de l’espérance thérapeutique n’est jamais tout à fait absente de la démarche, comme il se voit dans le fait que très souvent un mieux s’installe dès après la première consultation, voire juste avant elle, indépendamment du traitement proprement dit qui n’a pas encore débuté.
Pour n’être pas durable cette amélioration n’en indique pas moins quelque chose d’essentiel concernant la confiance en soi dont la restauration est au cœur de la demande du patient : elle est en proportion directe de la possibilité qui se présente d’investir un projet, c’est-à-dire qu’elle n’est pas première mais qu’elle est reçue, comme en contrepartie d’un placement. 
Ce qu’on appelle transfert, c’est l’état d’esprit qui prédispose à cet investissement : conformément au processus de l’identification sur lequel il repose et que pour l’essentiel il reproduit le transfert est moins l’investissement lui-même que sa condition du côté de l’investisseur (condition subjective ou affective).
Il repose sur une identification : de même que l’existence humaine ne commence qu’avec une première identification à un autre être humain, tuteur à un titre ou à un autre et dans les pas duquel le sujet va inscrire les siens (les bottes de 7 lieues), de même n’est-il pas de processus thérapeutique qui ne commence par un transfert, qui en est la réplique. Identification et transfert sont des processus de phase qui se distinguent de l’amour en ceci que l’autre sur lequel ils s’étayent n’y est pas objet mais tiers pour un projet qui se distingue de lui, et dans lequel un sujet se découvre à travers l’anticipation de son accomplissement. On s’approche de certaines des formulations par lesquelles un linguiste définissait l’antique voix moyenne, passage aujourd’hui secret de la voix passive à la voix active : « un sujet centre en même temps qu’acteur, intérieur au procès dont il est l’agent » (Benveniste).
Le patient considère d’abord le médecin comme ce personnage providentiel dont la seule présence est promesse de s’extraire du cauchemar de la maladie. Puis viennent les premiers gestes médicaux, dont on apprécie les effets tant sur le mal qu’il s’agit de réduire que du point de ses effets secondaires. En chirurgie il n’est pas rare qu’il faille intervenir en plusieurs fois. Le médecin avait prévenu le patient, l’un et l’autre font crédit au temps. Mais voilà que l’amélioration souhaitée tarde à venir, ou que le résultat n’est pas à la hauteur. Faute à qui, à quoi ? Une enfant est atteinte d’une déformation congénitale des hanches, après la quinzième opération le chirurgien entre dans sa chambre. Son regard s’arrête sur ce genou qui ne se plie pas. Il pose la main, force. Mais c’est, avec la douleur qu’il provoque, une raideur irréductible qu’il rencontre. Alors le démiurge rompt pour la première fois le silence auquel, visite après visite, il s’était jusque-là tenu et lance à l’enfant : « tu le fais exprès ! » 40 ans plus tard je rencontrerais la femme dont cet incident avait scellé le destin. Son existence avait été une culture de l’échec, comme si toute sa vie elle s’était appliquée à donner raison à la parole du grand homme. Le jour où elle dut affronter le drame terrible de la perte d’un enfant en bas âge, ce “tu l’as fait exprès” qu’elle entendit la fit sombrer dans la mélancolie. 
Combien de médecins peu scrupuleux, lorsqu’ils sont frustrés d’une réussite supposée leur valoir estime et admiration procèdent-ils de la sorte ? C’est alors qu’on entend le médecin dire du patient qu’il résiste, d’une résistance supposée ne témoigner que de son ingratitude.
Mais à distance de cette caricature à quoi le dépit médical réduit la résistance tournons-nous vers le moment où se noue entre le patient et son médecin, parfois sur un échange de regards, le dialogue muet d’où va surgir le soupçon de la déception. Lequel, des deux, l’aura, bien malgré lui, laissée paraître ? qu’importe : le transfert ouvrait un espace entre magie et réalité, c’est-à-dire un temps où le rêve, loin d’être l’exclu de service, prenait toute sa place. Mais voici qu’à nouveau la réalité s’oppose et que l’écart reparaît. Ça bute, ça résiste, le courant ne passe plus. Le patient est rappelé à la fragilité de ses rêves (1) . De cette première entaille faite dans le transfert date le réveil de peurs, certaines sans doute très anciennes, qui viennent maintenant se loger au cœur de son attente. Le patient est alors comme le passager d’un train qui ralentit avant de s’immobiliser en rase campagne : tandis que s’interrompent les progrès du traitement, d’un coup l’horizon se charge de la menace d’un mal peut-être pire encore que celui qui paraissait en voie d’être conjuré. Dans la relation médicale au sens strict c’est le moment de se convertir à la réalité à laquelle le rêve oppose encore, un temps, ses revendications. Mais alors que la résistance, du côté du rêve, s’y présente comme un invité superflu dont on est obligé de supporter la présence embarrassante le temps que reprennent les progrès d’un traitement qu’elle paraît retarder jusqu’à parfois sembler le compromettre, c’est avec elle que va s’ouvrir le champ du traitement psychanalytique proprement dit. 
Notons toutefois qu’elle est différemment située : ce n’est plus le rêve qui résiste devant la réalité, c’est le sujet qui résiste devant la reconnaissance de la réalité qui servit de terreau au transfert. On remarque en effet que la résistance se charge de significations bien plus intéressantes que le mythe derrière lequel le médecin organise sa retraite. Elle est maintenant cet objet cristallisant une cohorte de situations anciennes qui resurgissent. Devant l’étendue pressentie de ce champ jusqu’alors recouvert d’ignorance apparaît la nécessité d’un choix : ou bien reconduire l’ignorance, ou bien mettre à jour les significations laissées dans l’ombre, c’est-à-dire les implications personnelles qui s’attachent aux représentations qui se pressent. Dans le premier cas, c’est la capitulation. Dans le second cas, ce sera la confirmation de l’engagement thérapeutique sur des bases nouvelles. La résistance offre son contenu au transfert : un lien, un attachement issu de l’histoire du patient – on parle de fixation, comme un vieux contrat auquel le sujet avait jadis consenti d’autant plus facilement qu’il ignorait alors à peu près tout de ce à quoi son adhésion allait l’engager. Voici venu le moment d’en reconsidérer le coût : l’anachronisme des obligations qui en découlent, prenant parfois l’allure d’épuisants rituels, est patent, le patient le reconnaît volontiers mais ne peut s’y soustraire, ce qui rajoute à son accablement. Il faut considérer cette survivance du passé dans un présent qui s’y montre indifférent comme la contrepartie d’identifications anciennes : ces obligations avaient pour fonction de les préserver mais elles en absorbent maintenant tout le bénéfice, de sorte que de ses identifications le sujet ne retire plus rien de cet élan qui en faisait tout le prix.  
Au cours d’une cure psychanalytique ne sera analysé que ce qui analysable, mais qu’est-ce qui l’est ? exactement ce qui se transfère, et puisque transfert et identifications sont de même dimension il apparaît que c’est comme processus d’actualisation des identifications que le transfert est propice au travail de l’analyse. Mais il l’est encore en un autre sens : le transfert, procédant à  la manière de l’électrophorèse , sépare et distingue entre des éléments qui jusque-là formaient un complexe dans lequel ils semblaient indissociables. Une identification qui s’actualise dans le transfert va rarement seule : elle est comme un cep qu’accompagne une cohorte d’identifications secondaires avec pour chacun des sarments la petite foule qui s’y attache en grappes. Autant de liens qui, pour être associés à l’identification prévalante n’en sont pas moins distincts. S’agissant de l’identification en général il faut en outre évoquer sa bipolarité, entre un aspect existentiel et dynamique et un autre qui leste le premier du poids des créances (obligations) qui s’y attachent (le parallèle avec la bipolarité manie Vs dépression, pour ne pas dire mélancolie, n’ayant rien de fortuit). Pour comprendre ce qui se passe en analyse, il suffit d’imaginer l’effet d’une partie fixe, constante, inconnaissable – l’identification par excellence – qui serait déposée en garantie (c’est la selle dont l’analyste doit faire son fauteuil) en retour de quoi les obligations afférentes seraient mises entre parenthèses, dans l’attente d’une solution qui permette de les remiser pour de bon, elles et avec elles leur effet névrotisant, d’inhibition et d’angoisse. La cure analytique est une partie qui se joue entre l’invitation à la balade dans la forêt des associations et les ruades de la bête aux rappels de la dette (la monture sous la selle). La vie est dans la ballade, celle des associations : une fois retrouvée cette vie suffira à calmer les angoisses de toutes les identifications créancières. Shylock est l’invention d’un esprit inquiet, il n’existe rien de tel qu’un capitaliste prenant intérêt à freiner l’entrepreneur. Il n’y a que des entrepreneurs qui se prennent les pieds dans le tapis de dettes qu’ils s’inventent sous prétexte de justifier du prétendu destin qui serait le leur – l’histoire d’un naufrage qui ferait écho à leur névrose d’échec.
Un mot à propos d’une erreur du patient que l’analyste se doit de connaître, et qu’il doit surtout avoir appris à corriger, car c’est un art à soi seul de la mettre au travail plutôt que de la dénoncer, pour amener à ce qu’elle tombe d’elle-même, sans brutalité, au terme de l’accompagnement auquel l’initié se doit vis-à-vis de celui qu’il accompagne. Concernant cette aliénation et les personnages auxquels elle nous attache, la plus grande méprise serait de les confondre avec les personnes réelles supposées leur correspondre, et dont la réalité passée ou présente est en général hors de cause – du moins dans un premier temps. Dans l’ordre du fantasme où nous nous trouvons ici, nous n’avons pas tant affaire aux personnes réelles qu’à ces personnes réduites à la part qu’elles prennent à nos identifications. 
Il est une autre erreur que le thérapeute doit connaître, cette fois du thérapeute lui-même, qui me semble,  celle-ci,  relever de l’illusion. L’analyste occupe une place, et quelle place ! Il est assis sur une identification principale à la faveur de quoi les associations partent en ballade, et la ballade qui est la vie même s’offre à l’analyste comme le spectacle de la vie qui s’anime devant lui : il veut se lever, quitter son fauteuil et participer à cette vie qu’il a l’impression d’avoir fait naître, mais aussitôt des regards se tournent vers lui, de petites foules de regards de personnages interrompus dans leur ballade, la représentation prend fin, l’analyste n’avait pas sa place dans sa création. On comprend l’effet que le tableau des Ménines a pu faire à certains : que le peintre soit dans le tableau ne l’en sépare que davantage de son sujet. 
Retrouver l’aptitude au changement, percevoir en une sorte de révélation qu’on n’est pas condamné à moisir dans l’angoisse, ça s’appelle une bonne nouvelle. À la différence des damnés de l’Antiquité, contraints pour l’éternité de répéter vainement les mêmes tâches, on se découvre doué de la capacité d’agir, et d’une action efficace. Ce sont en effet des actes effectifs ceux qui changent et l’agent qui en est l’auteur et le monde autour de lui. Ce n’est plus ce non-sujet, le damné de la Modernité qui, tel le poinçonneur des Lilas, identifié à une fonction, à un lieu, toujours le même, auquel il serait assigné, n’a d’existence que réduite à cette visibilité. Il est à nouveau doté d’un regard propre à partir de quoi il agit et voit ; il n’est plus cet être confi dans ses émotions, il est à nouveau libre de se déplacer. C’est sans doute ça le plus important. La cure psychanalytique n’est pas l’une de ces « thérapies » où l’on apprend ou réapprend le monde, l’autre, la rencontre, où il s’agit de surmonter ses peurs à se montrer « tel qu’on est » (qui n’intéresse personne). C’est tout autre chose qu’on y redécouvre : renouant avec à la nature fondamentalement sociale de l’impulsion originale qui nous a porté vers l’existence (l’identification qui est aussi notre premier acte) on peut reprendre la main, faire mentir les oracles, renouer avec la vie à travers une existence dirigée selon ses propres choix. 

Comment bouger quand on est resté attaché, empêché non par des cordes mais par des questions qu’on ne sait pas même formuler – ce pourquoi elles sont tombées dans l’inconscient, se formulant depuis dans les voies du symptôme. Des symptômes au transfert un espace s’installe entre nos identifications et leurs supports, en quelque sorte libérés de cette astreinte, maintenant rendus à leur réalité effective et désidéalisée. Il s’agit de cette réalité dans laquelle le sujet découvre qu’il navigue. De cette découverte dont il crédite aussitôt autrui naît une toute nouvelle curiosité. Les autres, il les considère alors moins pour lui (support d’identifications) qu’en eux-mêmes, selon ce qu’il apprend à percevoir de leurs propres impulsions et de l’art qu’ils mettent à les contrarier. De sorte que la découverte de l’inconscient est comme un goût qui se transmet. Mais n’est-ce pas dire que chemin faisant et sans même y prendre garde le sujet se retrouve de plain-pied avec la vie réelle, muni de tout l’appareillage nécessaire pour s’y repérer : n’était-ce pas le but recherché ? 

 

(1) Dans quelle mesure s’agit-il d’un « rêve à deux », c’est une question que soulève le cas où le médecin encourage son patient à se faire son coéquipier – quand ce n’est pas le patient qui se considère lui-même comme un membre éminent de l’équipe médicale. Que le succès soit au rendez-vous et ils pourront mutuellement se congratuler, chacun pour la part qui lui incombe. Mais les demi-teintes sont ici la règle, et le plein succès l’exception. À ce sujet on lira avec profit le livre de Philippe Lançon, Le lambeau (pp. 445-460).